Intimidade e espaço público
JEAN-FRANÇOIS CHEVRIER : « INTIMITÉ TERRITORIALE ET ESPACE PUBLIC » 1/3 [FR
Autour du travail d’Ahlam Shibli
J’ai intitulé « Intimité territoriale et espace public » l’argument que je vais essayer de développer ici, au Jeu de Paume. Il y aura, d’ici le printemps 2014, trois séances : cette conférence, puis une deuxième au cours d’une journée d’étude, avec d’autres intervenants, le 7 décembre, et, enfin, une conférence au printemps prochain, pendant l’exposition de Robert Adams. Vous avez sans doute pris connaissance de la déclaration d’intention. J’ai bien conscience de m’être fixé un programme un peu vaste. La notion de territoire appelle en effet une approche transdisciplinaire, et c’est ainsi que nous l’avons abordée dans le séminaire intitulé précisément « Des territoires » que j’ai longtemps animé à l’École des beaux-arts, et qui a donné lieu à une exposition, quai Malaquais, fin 2001. J’ai poursuivi cette réflexion dans un des essais du livre Des territoires, publié en 2011 aux Éditions L’Arachnéen1. Ce livre comprend également un essai sur une série d’Ahlam Shibli, Trackers, dont un extrait est présenté aujourd’hui au Jeu de Paume.
Couvertures de deux numéros de Des territoires en revue : n°1, mai 1999
et n°5, oct. 2001
De même que territoire, intimité et espace public sont des mots polyvalents, dont la signification varie largement selon l’usage. Je ne vais pas me livrer à un exercice de philologie trop détaillé. Mais il faut, comme on dit, s’entendre sur les mots, sans prétendre évidemment dissiper tout malentendu, puisque le malentendu est l’ordinaire de la communication. En l’occurrence, toutefois, cette entente sur les mots est nécessaire et elle doit être assez bonne (good enough, comme disait Winnicott), puisqu’il s’agit précisément de comprendre comment une expérience, que je nomme « intimité territoriale », et les images correspondantes, photographiques ou autres, peuvent contribuer à la vitalité de l’espace public. J’avance ici l’idée d’espace public au sens de « sphère publique », c’est-à-dire comme le domaine de l’échange des opinions et de ladélibération, qui est constitutif de la démocratie. En ce sens, « espace public » ne désigne pas une réalité matérielle, physique, mais une dimension, une idée de la vie sociale, culturelle et politique. En même temps, bien sûr, il n’y a pas d’échange d’opinions ni de délibération possibles sans un espace concret où des individus puissent se rencontrer.
Dans les deux cas, qu’il s’agisse de qualifier une réalité physique ou une condition idéologique de la vie sociale, « public » se distingue de « privé ». Cette distinction est déterminante pour la définition et l’expérience de l’intimité. Dans les démocraties libérales qui, à l’encontre des régimes totalitaires, reconnaissent à la fois le respect de la personne et le droit à la propriété, le partage privé/public est fondateur. Il conditionne la « production de l’espace » (Henri Lefebvre). Les domaines du privé et du public sont clairement délimités et protégés l’un de l’autre. Dans la ville, l’espace public est la part de l’espace homologué et plus ou moins aménagé qui, à la différence du domaine privé, est en principe accessible sans exclusive (ou sans restriction arbitraire).
L’un des poncifs de la photographie documentaire, quand elle prétend à la critique sociale, est la dénonciation de la privatisation de l’espace public. Le phénomène est souvent confondu avec les diverses formes de ségrégation sécuritaire générées par la proximité urbaine des riches et des pauvres. Les riches se protègent et s’excluent volontairement de l’espace commun après avoir tenté d’en exclure les pauvres. Il est banal et juste de dire que ce phénomène s’est accentué avec le tournant néolibéral pris par l’économie mondiale depuis les années 1980. Mais Hannah Arendt avait déjà dénoncé la définition « privative » de l’intimité chez les nantis du progrès moderne. Privatifest un terme négatif, qui indique un manque : l’intimité privative est un manque de relations, une négation du dehors, une forme de séclusion. Selon le dictionnaire Larousse, la « séclusion » est « une adaptation physiologique par laquelle un animal ou une plante s’isole du milieu, empêchant passivement les actions défavorables de s’exercer sur lui. » C’est une jolie définition qui renvoie à la conception éthologique du territoire. Mais, évidemment, le fonctionnement du monde végétal et animal se complique dans les sociétés humaines. L’intimité privative est la consécration ou le symptôme d’une incompatibilité sociale.
En s’isolant, les riches se privent de l’espace commun ; ils rompent l’échange et la dialectique du privé et du public. Les pauvres vivent également cette privation mais ils ne se l’imposent pas, ils la subissent. Le SDF est privé de l’espace privé qui lui permette d’utiliser l’espace public en tant que tel : en s’appropriant indûment une portion de l’espace public, il en restreint l’usage commun. Ce qui apparaît dans les pays développés comme une altération exceptionnelle de l’espace public est le régime ordinaire de l’habitat dit « sauvage » dans de nombreuses contrées de la planète. Le sociologue Jean Remy a nommé « espaces à faible légitimité » les emplacements de l’habitat précaire, bricolé, que s’approprient les individus ou les groupes.
L’architecte Yona Friedman est, à ma connaissance, le premier à avoir identifié le caractère distinctif, sur le plan de l’imaginaire socio-juridique, des lieux d’habitat précaire. Dans L’Architecture de survie (1978), il indique que le « bidonvillage », c’est-à-dire l’échelle du village dans le bidonville, transforme les notions de « public » et de « privé ». Puis il observe :
« Pour la propriété, l’usage qui prédomine dans le bidonvillage est semblable à celui de la plupart des sociétés tribales : il consiste à considérer qu’une chose appartient à celui qui la tient en main, ou à celui qui sait l’utiliser ; un terrain appartient, par exemple, à celui qui a réussi à monter soit une clôture autour du terrain, soit un toit pour le couvrir »2
Cette remarque correspond aux images qui m’ont suggéré naguère l’idée d’intimité territoriale. Il s’agit du reportage que Marc Pataut a consacré en 1994 – 1995 aux occupants de la friche industrielle dite Le Cornillon dans la Plaine Saint-Denis, sur laquelle a été édifié le Grand Stade de France à partir de 1995.3
Le terrain du Cornillon était un site industriel en déshérence, un délaissé urbain, sur lequel les pouvoirs publics avaient décidé d’édifier le Grand Stade de France. En attendant le début des travaux, le terrain était occupé par un petit groupe de SDF, composé de célibataires et d’une ou deux familles avec enfants. Les images de Pataut décrivent un aménagement bricolé, précaire, des lieux et des décors, mais aussi les rites de voisinage d’une communauté improvisée. Le photographe s’est mêlé, en visiteur, aux habitants ; il est, comme on dit, entré dans leur intimité. Il y a là une étroite relation entre l’intimité du reportage et l’appropriation du territoire. Cela se vérifie dans le travail d’Ahlam Shibli.
L’intime est généralement associé à une expérience privée, voire privative, de proximité à soi et à d’autres personnes, dites justement « proches », dans un lieu plus ou moins protégé. Cette définition fait appel à un partage du privé et du public dont le respect, par les institutions comme par les acteurs sociaux eux-mêmes, est nécessaire. Mais le reportage de Pataut révèle une dimension de l’intimité qui tend à abolir ce partage. L’intimité désigne ici l’appropriation comme lieu de vie d’un territoire qui n’avait pas été assigné à cet usage. L’appropriation n’est pas la propriété.
L’intimité définie par un sentiment de proximité à soi et à d’autres, peut prendre diverses tonalités affectives, de l’euphorie à la fatigue. Le sentiment de proximité est inclusif, mais il procède, comme on dit, « de proche en proche » . On en limite généralement, et à juste titre, l’aire d’expérience aux parages du corps propre (le corps à la première personne) et à l’espace domestique ou communautaire. L’intimité territoriale comprend cette dimension d’expérience du proche en proche, mais elle n’est pas l’intimité de la sphère privée, domestique. Elle se constitue aux frontières de l’espace public, dans les zones grises ou délaissées du territoire homologué. Cette dimension semble liée à des situations de marginalité ou d’exclusion. Elle qualifie un environnement autre, divers, qui peut être à la fois une réserve de pittoresque ou d’exotisme et l’occasion d’une expérimentation sociale, politique.
Quand j’ai découvert les images de Pataut, je les ai rapprochées d’un tableau contemporain de Jeff Wall, The Storyteller (1986). Le lieu représenté dans ce tableau est un espace résiduel sous le pont d’une autoroute urbaine ; un triangle en pente couvert d’une maigre herbe sauvage, où voisinent divers personnages, dont, au bas de l’image, à gauche, le groupe qui donne son titre à la composition : un narrateur, ou une narratrice, et deux auditeurs. L’intimité territoriale est ici produite de manière démonstrative, théâtrale ; elle procède d’une performance narrative qui investit un espace-refuge. La situation de relégation sociale est résumée par le personnage solitaire, assis sous le pont, à droite. Le cercle du conteur répond à cette figure solitaire. À la différence des squatteurs du Cornillon, les personnages du tableau photographique n’habitent pas le délaissé urbain mais l’occupent, provisoirement, et le transforment, par la parole, en un espace public marginal, improvisé. Dans l’image, le récit est inaudible. Mais il est constitutif de la fable visuelle.
Récemment, j’ai rapproché les images du Cornillon de celles de Pierre Clastres dans Chronique des Indiens Guayaki (paru en 1972 dans la collection « Terre humaine » chez Plon). Ces images constituent une magnifique séquence dedocuments ethnopoétiques. La lumière, vecteur de l’enregistrement photographique, est ici d’abord l’élément ambiant qui imprègne les corps. Le territoire est représenté au travers d’indications multiples qui forment un paysage diversifié aussi complexe que le langage du corps. Les postures, les gestes, les attitudes définissent les situations dont le visiteur étranger a été témoin. L’intimité territoriale tient ici, de manière évidente, à une inclusion réciproque du corps et de l’environnement. Elle ignore le partage institutionnel privé/public qui régit les sociétés modernes, administrées, pour la simple et bonne raison que les Guayaki ignorent ce partage.
L’appropriation n’est pas la propriété. Cette distinction correspond à une réalité anthropologique; elle se fonde aussi sur un imaginaire, voire une utopie, de la communauté solidaire, organique. C’est pourquoi, dans ses remarques sur le
« bidonvillage », Yona Friedman évoque les « sociétés tribales ». L’analogie est contestable. Elle confond un ailleurs culturel, qui ignore la ségrégation urbaine, et une alternative bricolée à l’intérieur de la culture urbaine administrée (fondée sur le partage juridique du privé et du public). L’analogie du « bidonvillage » avec l’espace « tribal » procède d’une nostalgie qui amalgame la créativité des marges et l’archaïsme « primitif ». Mais il n’en reste pas moins qu’une économie de survie mise en place pour pallier les effets d’une économie inégalitaire peut rejoindre la logique d’une économie solidaire fondée sur le partage de ressources limitées.
Intuitivement, on entend l’« intimité territoriale » comme un oxymore, c’est-à-dire comme le couplage d’un nom et d’un adjectif contradictoires. Cette contradiction est intéressante en elle-même. Les connotations, ou associations d’idées, liées aux deux mots, tirent dans des sens opposés. Comme je l’ai déjà dit, l’intimité est généralement associée à une expérience privée, voire privative, de proximité à soi et aux autres, dans un lieu restreint, plus ou moins protégé. Dans sa première acception, géographique, le territoire désigne une étendue occupée par un groupe humain. Un territoire peut être resserré, mais le mot induit plutôt un mouvement d’expansion. On parle couramment des « territoires de l’intime », mais il s’agit d’une expression métaphorique qui oblitère la géographie. On n’entend plus l’oxymore.
Dans les sociétés régies par un rapport privé/public reconnu, institué, l’espace domestique est le domaine privilégié de l’intimité, considérée elle-même comme le noyau de l’identité biographique. Cette préférence s’est accentuée dans une culture médiatique qui est partie prenante et constitutive de l’individualisme de masse. Le phénomène ressortit à une tradition historique. Les arts visuels et ce qu’on nomme en anglais pictorial tradition ont, avec la diffusion du portrait de genre depuis le XVIIe siècle, fourni les modèles inusables d’une imagerie diluvienne.
En France, Patrick Faigenbaum est sans doute l’artiste qui a travaillé avec le plus d’obstination et de succès — je parle de la qualité des images — dans cette tradition. Son obsession est la composition, qui permet, traditionnellement, de combiner figures et lieux, mais aussi intérieur et extérieur. La famille se constitue en tableau dans un décor qui comprend lui-même des tableaux. Le portrait de la famille Del Drago (Rome, 1987) montre, parmi bien d’autres, que la composition ressortit ainsi à un schéma de redondance, qui produit en l’occurrence une touche de comique involontaire. Les personnages acquièrent une dimension publique par la représentation, qui s’adresse au public de l’art. Mais un coin de ville peut constituer un autre décor, un décor autre, pour un personnage qui s’est constitué lui-même en acteur dans la sphère publique : Monsieur Gil, directeur d’école dans le quartier du Besòs à Barcelone, est chez lui dans la rue, il détient les clés du quartier, sinon de la ville. Les portraits de Faigenbaum ont fini par constituer, sans aucune visée systématique, un inventaire du rapport privé-public interprété par la composition, à partir d’une tradition picturale de l’espace d’intimité domestique. En même temps, sa première image, du moins celle qu’il a longtemps, jusqu’à une date très récente, présentée comme telle, n’est pas, loin de là, une vue domestique. L’image a été prise, dans la rue, à Boston en juillet 1974. Pour une œuvre où le portrait occupe une place prépondérante, elle constitue une introduction plutôt paradoxale, un seuil étrange. Faigenbaum a inscrit sa propre biographie artistique sous le signe d’une image qui contredit la définition domestique de l’intimité.
L’intimité est considérée comme une qualité essentielle, secrète, voire occulte, de l’espace privé. En l’absence d’un espace à soi — je pense à « la chambre à soi » de Virginia Woolf —, la dimension du secret et de l’occulte se réduit au corps ; c’est l’expérience du SDF. Le sans domicile fixe est celui qui ne peut faire état d’un espace privé pour affirmer son identité et son droit à l’espace public. Il est privé de l’appui que constitue l’espace privé. Il est donc exposé, littéralement, sans protection, au regard d’autrui, autant qu’aux périls de la voie publique. Son intimité est réduite au minimum du corps propre. Mais il y a aussi une légende du clochard-philosophe, qui remonte à la figure de Diogène. Le clochard-philosophe est un militant de l’espace public ; idéalement, il n’est privé de rien puisqu’il n’a rien ; il s’est émancipé des normes privatives. Cet idéal est évidemment contredit par la réalité de la précarité et de la souffrance quotidiennes. En revanche, la figure de Diogène montre comment la définition minimale de l’intime rejoint l’idéal de l’espace public.
La définition minimale de l’intimité correspond au corps, mais aussi à l’idéal d’une identité imprescriptible de la personne, condensée dans le for intérieur, c’est-à-dire dans le tribunal de la conscience. L’intime distingue l’espace privé de l’espace public. Il est toutefois remarquable que l’étymologie de « for » dans « for intérieur » renvoie au forum latin, qui est l’espace type de la délibération, c’est-à-dire l’espace public par excellence. C’est pourquoi l’on peut dire que le clochard-philosophe est un militant de l’espace public.
En outre, et sans faire appel à l’exemple de Diogène, l’intimité, en tant que proximité à soi, ne peut être réduite à un partage spatial, ni à une typologie domestique ; elle ressortit à un registre psychologique ou psychosocial, et elle induit une « image du corps », au sens où on l’entend depuis les travaux du psychanalyste Paul Schilder. Dans son livre fondateur, paru en anglais 1935, Schilder écrivait :
« Nous dilatons et contractons le modèle postural de notre corps ; nous en enlevons des éléments, nous en rajoutons d’autres ; nous le reconstruisons ; nous en gommons les détails, et en créons de nouveaux ; et nous faisons ceci en nous servant du corps lui-même, et des expressions corporelles. Nous sommes continuellement en train d’expérimenter sur l’image du corps. […] On ne devrait pas tant parler de croissance et d’évolution si l’on n’entend par là que des phénomènes passifs et automatiques. Il faut redonner toute sa place à l’activité d’essai continuelle. On parle de croissance et de mort des formes, desGestalten. Mais, là encore, il faudrait prendre soin de bien préciser qu’il ne s’agit pas de développement automatique, mais d’une tendance de l’énergie vitale constructive. […] Dans les phases de construction et de destruction, on distingue toujours deux tendances humaines principales : l’une est la tendance à cristalliser des unités, à assurer du repos, du définitif, du stable. L’autre vise au changement, à un courant continuel4
L’image du corps, donc, n’est jamais arrêtée, fixée ; elle est constamment défaite et refaite. Schilder parle de destruction et de reconstruction. L’image du corps procède de l’alternance expérimentale de ces deux tendances. Un autre psychanalyste, Didier Anzieu (Le Moi-peau, 1995) a montré comment le corps est une enveloppe qui fait jouer la relation intérieur/extérieur à partir de la zone de contact que constitue la peau. Dans un article de 1974, Anzieu a identifié les fonctions du Moi-peau : envelopper, protéger, filtrer, auxquelles correspondent trois images, le sac, l’écran et le tamis.
L’image du corps comme enveloppe (avec les fonctions complémentaires de protection et de filtre) peut être un modèle pour penser et concevoir à la fois l’environnement de l’intimité et l’intérieur domestique comme environnement. Roberto Matta en a fait la démonstration dans un ensemble d’études (1936) au crayon de couleur avec collages. L’une d’elles a paru reproduite en noir et blanc dans la revue Minotaure (n°11, printemps 1938), accompagné d’un texte, intitulé « Mathématique sensible, architecture du temps ». Ces images constituent une extraordinaire spéculation sur « l’intérieur » (l’espace intérieur du logement) comme extension du corps, c’est-à-dire aussi bien sur le corps de l’intérieur ou le corps-intérieur, c’est-à-dire le corps transformé en intérieur. Matta exploite la porosité de l’intérieur. L’intimité territoriale, telle que je l’entends, suppose cette porosité du corps qui tend à abolir la distinction du dehors et du dedans.
La notion de territoire, elle, est géographique. En ce sens, elle désigne des données qui débordent généralement l’espace de l’intimité associée à la vie privée. Le mot est employé aussi dans l’éthologie. Et c’est peut-être, comme je l’ai déjà indiqué dans le texte signalé au début de la conférence, cette dimension éthologique qui permet d’établir un lien imaginaire fort entre la géographie et l’image du corps. L’image de la toile d’araignée joue ici comme un modèle, incessamment repris par les écrivains et les artistes.
Un bel exemple d’intimité ouverte sur un territoire est le tableau de Jeff Wall, A View from an Apartment (2004 – 2005). L’ouverture se fait par la « vue ». La vue (veduta) est un sous-genre du paysage ; c’est aussi l’image type du territoire transformé en paysage, selon le primat accordé à la perception visuelle dans l’approche descriptive ou documentaire de l’environnement. Dans le cas du tableau de Jeff Wall, le territoire (le port de Vancouver) pénètre l’espace domestique. L’éclairement uniforme de l’intérieur et de l’extérieur perturbe les habitudes photographiques… L’espace domestique a perdu son caractère d’intimité au profit de la vue. En revanche, l’intimité domestique apparaît dans un autre tableau, ultérieur, de Wall, Tenants (2007), qui est une vue en noir et blanc.
Il se trouve que nous avons, Jeff Wall et moi-même, longuement parlé de ce tableau, ici, dans cette salle, au cours d’un dialogue en décembre 2007. J’avais proposé de mettre des détails de cette image en rapport avec des vues de coins pittoresques choisies dans la photographie du XIXe siècle. Quand je demandai à Wall ce qu’il y avait derrière les maisons et ce qu’était l’espace au rez-de-chaussée : le devant des maisons ou des garages à l’arrière, il dit qu’il préférait ne pas répondre ; il ne voulait pas donner une information précise. L’ambiguïté l’intéressait, il n’avait pas envie de la dissiper. Il indiqua toutefois qu’elle était peut-être propre à ce type de logements. Il signala que cet espace, situé en avant ou en arrière de la maison, est caractéristique d’un type de logement très répandu en Amérique du Nord, mais qu’il n’a pas de nom. Je cite :
The house is raised up on posts and this creates an underneath space. The underneath space isn’t defined; it has no real name. In fact in English, I don’t think there is a name for that space. Some people use it to put their cars in, some don’t. As you can see, these people tend to use it for other things. The two ladies talking at the far end use it for another outdoor room, like a patio. The third person closer to us uses it as a kind of storage. But those facts are absorbed into the picture, that’s my point. The space has no name.
[La maison est surélevée sur des poteaux, ce qui crée un espace en-dessous. Cet espace sous la maison n’est pas défini ; il n’a pas vraiment de nom. Effectivement, je ne crois pas qu’il y ait un mot en anglais pour désigner cet espace. Certains l’utilisent pour garer leur voiture, d’autres pas. Comme vous le voyez, ces gens l’utilisent autrement. Les deux femmes qui discutent, tout au fond, l’utilisent comme une pièce supplémentaire à l’extérieur, une sorte de patio. La troisième personne, plus près de nous, s’en sert comme lieu de stockage. Mais ces faits sont absorbés dans l’image, c’est ça qui m’importe. L’espace n’a pas de nom.]
En somme, il y a dans l’architecture de ces maisons une indétermination qui donne aux habitants une liberté d’usage. Il me paraît très intéressant que cet espace ouvert au rez-de-chaussée, qui peut être utilisé de diverses manières, soit sans nom. L’indétermination et la flexibilité fonctionnelle sont sans doute les conditions d’une invention de l’intimité qui corresponde à l’expérimentation de l’image du corps.
Sur ce premier ensemble de remarques, je voudrais maintenant greffer quelques observations que je me suis faites au vu de l’exposition d’Ahlam Shibli. Dans la région du monde qui fut longtemps nommée Palestine, le mot « territoires » a pris une signification particulière : il désigne un pays occupé, des terres expropriées, une colonisation et des actes de résistance désespérés. L’intimité territoriale peut être ici, comme ailleurs, une expérience subjective, mais elle est aussi et d’abord un droit dénié à un peuple. Shibli combine ces deux définitions.
J’ai découvert l’exposition avec enthousiasme. J’ai toujours admiré le travail d’Ahlam Shibli, et je vais essayer de dire pourquoi. Mais je dois dire que j’avais, jusqu’à présent, été un peu déçu par la manière dont elle exposait ses images. Elle ne parvenait pas à donner un équivalent, dans l’espace d’exposition, au montage séquentiel des images dans le livre. J’avais été déçu notamment par sa contribution à l’exposition « Les Inquiets » présentée à Beaubourg en 2008. Le développement de l’exposition actuelle, ici, au Jeu de Paume, me paraît, au contraire, remarquable. La relative exiguïté des salles d’exposition du rez-de-chaussée a joué en sa faveur. L’accrochage est dense. Il est simple, sans effet de mise en scène ou d’installation inutiles. Dans les deux premières salles, on peut avoir l’impression d’un simple déploiement de séquences constituées pour le livre. Mais la transposition est efficace, renforcée par un effet global de densité. Cet effet se confirme par la suite et aboutit aux deux salles où est présenté le dernier ensemble, remarquable, qui constitue aussi le contenu principal du livre publié en parallèle de l’exposition. Ma seule réserve porte sur l’alignement des petites images de l’Autoportrait sur le mur d’entrée ; j’aurais aimé aussi peut-être voir plus d’images de la série Eastern LGBT, qui mériterait d’ailleurs un long commentaire. Mais ces deux petits bémols ne touchent pas à l’essentiel. L’essentiel, c’est une exposition nécessaire, d’une grande justesse, comme on en voit rarement.
La force des images d’Ahlam Shibli tient évidemment aux sujets qu’elle traite. Le sujet, c’est la matière et le principe du reportage photographique, qui est une spécialité de l’information visuelle. Généralement, les sujets de reportage sont dictés par l’actualité. Les reporters travaillent pour l’information médiatique, qui est régi par des normes de production (puisque l’information médiatique est un service commercial). Les reporters font donc le plus souvent ce qu’on leur dit de faire ; leur marge d’initiative est réduite. Parfois, ils inventent leur sujet. Mais c’est rare. Il m’est arrivé de parler de « reportage à usage privé », pour qualifier la manière dont Robert Doisneau a mené, parallèlement à ses travaux professionnels, un corpus d’images documentaires sans commanditaire ou auto-commanditées. Shibli, pour sa part, a parfois répondu à des commandes (à Barcelone en 2007 et à Tulle en 2008 – 2009), mais en tant qu’artiste invitée (ou artiste en résidence). Chaque fois, elle a défini son sujet, en retenant comme seule contrainte les limites d’un territoire urbain donné. Les ensembles d’images correspondant à ces deux commandes présentent de ce fait la même qualité que les reportages dont elle avait décidé seule, qu’elle s’était commandés à elle-même.
Le reportage s’est défini comme le prolongement médiatique d’un registre hybride de l’illustration qui s’est constitué en mêlant les exemples du « genre » (le portrait ou la scène de genre) et de la peinture d’histoire. Grâce au support de l’illustration, le modèle de la chronique littéraire s’est greffé sur le matériau visuel de la vie quotidienne. Tout reportage suppose en effet un récit, qui passe par un montage d’images et de textes. On parle parfois de « reportage d’auteur » ; la formule est calquée sur le vocabulaire du cinéma et elle recouvre les mêmes ambiguïtés. En se démarquant de l’ordinaire du photojournalisme, le reportage d’auteur s’est constitué comme une petite production de luxe, apparentée à la « photographie créative ». Mais le travail d’Ahlam Shibli s’inscrit mal dans ce cadre. Elle fait partie des gens qui n’aiment pas trop s’inscrire, ni être inscrits ! Comme l’indique son passeport, elle est inscrite à l’état civil comme citoyenne israélienne, mais elle se considère comme palestinienne. Sa conception du reportage présente la même volonté d’indépendance et d’autodétermination. Elle a retrouvé, ou réinventé, pour son usage, les paramètres du reportage.
Le premier paramètre est la durée : le reportage suppose une imprégnation prolongée dans une situation sociale et historique spécifique. Mais la durée n’est pas une garantie de justesse. Ce qui est remarquable dans les images de Shibli, c’est la justesse de la situation photographique. Chaque situation photographique est constituée par une rencontre qui relance la situation sociale prise comme sujet d’enquête. Cela était bien visible dans les images deTrauma. La situation sociale et relancée avec chaque nouvelle rencontre. Un schéma récurrent de Trauma est l’action d’un personnage qui montre des documents à Ahlam : photographies, cartes, manuscrits. Ces éléments ont une signification variable pour leur propriétaire, et ils sont plus ou moins déchiffrables dans les images où ils apparaissent. Cette apparition produit une mise en abyme de l’image photographique, surtout quand le document présenté est une photographie. Abyme désigne la profondeur d’où émerge le document, dans l’actualité de la rencontre.
Vues de l’exposition “Ahlam Shibli. Phantom Home [Foyer Fantôme]” au Jeu de Paume. Ahlam Shibli, série Trauma, tirages chromogéniques. Courtesy Ahlam Shibli. Photo Adrien Chevrot © Ahlam Shibli, Jeu de Paume 2013.
Ce schéma de la situation photographique se retrouve dans Death, mais la mise en abyme est élargie, de plusieurs façons. D’abord, les images sont souvent plus grandes, et les images dans l’image également : elles ont souvent la taille d’une affiche dans la rue, car l’espace domestique est pénétré par l’espace public. Ensuite, les absents figurés en « martyrs » sont proches (ils sont morts récemment), ils sont plus proches que les personnages historiques de Trauma ; en même temps, ils sont plus lointains, car auréolés d’une légende ; l’espace d’intimité domestique est dramatisé, et Ahlam Shibli le dédramatise : cette tension me paraît constitutive de la force des images. Enfin, il y a, dans l’ensemble intitulé simplement Death, une réponse aux mystifications de l’histoire, qu’elle soit contée par les vainqueurs ou par les vaincus. Il ne s’agit plus de révéler un double fonds historique comme dans Trauma, où l’histoire des héros et de martyrs de la Résistance laissait paraître une autre histoire : celle de l’oppression coloniale. Le titre monosyllabique et coupant, Death, appelle son contraire, Life. L’intimité territoriale, c’est ici le récit lyrique, en images, d’un combat avec la mort, c’est-à-dire aussi avec la présence-absence des morts. Cela se passe dans un territoire où le partage privé-public est constamment brouillé. Ahlam Shibli décrit ce brouillage, mais avec une justesse et une clarté qui permettent de surmonter la fascination de la catastrophe.
Jean-François Chevrier, 2013
Vues de l’exposition “Ahlam Shibli. Phantom Home [Foyer Fantôme]” au Jeu de Paume. Ahlam Shibli, série Death, tirages chromogéniques. Courtesy Ahlam Shibli. Photo Adrien Chevrot © Ahlam Shibli, Jeu de Paume 2013.
Cette conférence a été prononcée au Jeu de Paume le 19 mai 2013. Elle est la première séance du séminaire intitulé « Intimité territoriale et espace public », sous la direction de Jean-François Chevrier, qui se déroulera en trois volets jusqu’au printemps 2014.
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Notes
- 1. Des territoires à la librairie du Jeu de Paume [↩]
- 2. Yona Friedman, L’Architecture de survie, Paris, Casterman, 1978, p. 104 – 105. [↩]
- 3. Le reportage a été publié par l’association Ne Pas Plier en 1997. Les tirages ont été présentés la même année à Kassel, dans le cadre de la documenta X. [↩]
- 4. Paul Schilder, L’Image du corps. Étude des forces constructives de la psyché (Image and Appearance of the Human Body, 1935), trad. François Gantheret et Paule Truffert, Paris, Gallimard, 1968, coll. «Tel», p. 227. [↩]
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